lundi 23 mars 2009

G lu ... "Allah n’est pas obligé" d'Ahmadou Kourouma

Le narrateur de ce roman est un enfant de 12 ans, Birahima, jeune abidjanais de la tribu des Malinké (musulmans), qui décide de raconter son incroyable histoire, celle d’un orphelin devenu enfant-soldat entre le Libéria et la Sierra Léone, tout en jetant sur la société africaine un regard d’une lucidité absolue et d’une pertinence digne des grands Sages. Car se détache de ce récit l’autopsie d’un continent à la dérive, enchaîné à ses coutumes, ses superstitions, ses clivages religieux, ses guerres fratricides et tribales, ses luttes de pouvoir, ses violences aveugles qui touchent tous les africains, surtout les plus démunis. C’est aussi le regard de ce jeune musulman qu’est Birahima qui est le plus poignant, à savoir cette résignation dans le malheur puisque « Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses ». L’auteur manie l’ironie avec brio.

Plusieurs thèmes reviennent en boomerang dans ce récit. D'abord le drame de la mort de la mère de Birahima imputée à un mauvais sort révèle et accuse le poids des croyances et des superstitions qui pèsent sur le développement de l'Afrique. La sorcellerie, le refus de la médecine blanche, ou le fétichisme profondément ancrés dans les mentalités et les pratiques culturelles tentent d'expliquer l’inexplicable. Pour juguler le mauvais sort, il est décidé par la famille que l'enfant sera envoyé loin du village, au Libéria voisin, et pour le voyage, il est remis entre les mains d'un marabout « multiplicateur de billet », Yacouba. Ce charlantan qui espère s’adonner plus tranquillement à son escroquerie dans le Libéria en guerre, fait miroiter à Birahima un destin en or d’enfant-soldat pour le persuader de le suivre. Débute alors une longue marche pour Birahima et Yacouba à travers l'Afrique de l'Ouest en guerre.

La guerre rythme le récit de d' horreurs lancinantes. Le Libéria où ils arrivent est un pays dont le territoire, les hommes et la fortune ont été partagés entre quatre grands bandits qui luttent pour le pouvoir : Doe, Taylor, Johnson et Koroma. Charles Taylor, formé au terrorisme et armé par des dictateurs africains alors qu'il était recherché au Libéria, son pays natal, rentra au pays pour récupérer le pouvoir par la force. Depuis, il y sème la terreur. Le Prince Johnson est un catholique illuminé qui a pris les armes au nom de Dieu et combattu tous les chefs de guerre qui voulaient prendre le pouvoir politique, même démocratiquement. Un jour, il se rendit au quartier général de l’ECOMOG, force de maintien de la paix africaine, pour y kidnapper Doe venu parler d’une paix éventuelle. Puis il le tortura et le découpa en petits morceaux. Après s’être séparé de Taylor, le Prince Johnson fonde une faction rivale du NPLF : désormais, c’est à lui qu’incombe de trouver aux soldats les moyens de subsister. Pour trouver des fonds, il se lance alors dans des opérations de raquets, d'assauts de villes minières, de kidnapping et de massacres de civils travaillant pour des compagnies étrangères, sensibles à la vie de leurs employers et donc très généreuses... La guerre produit un nombre illimité de chefs qui s'associent entre eux puis/ou s'entre-tuent au grès des intérêts du moment. Il en va de même pour les soldats qui passent d'un chef à un autres selon les conditions de vie qui leur sont promises. Le colonel Papa Le Bon, représentant du NPLF[1] dont Charles Taylor est le leader, est l'un d'entre eux. Le village de Zorzor, fief de Papa le Bon où Birahima vit sa première expérience d'enfant-soldat, constitue une sorte d’Etat dans l’Etat avec son administration, son camp de réfugiés, son arsenal, ses prisons, son temple et ses casernements d’enfants–soldats qui y assurent la sécurité dans des conditions difficiles.

L'enfant-soldat est une des pires tragédies de l'Afrique d'aujourd'hui. Les enfants rejoignent l'armée après une tragédie, souvent familiale, parce qu'ils cherchent une famille mais surtout le moyen de survivre. Birahima devient l'un d'entre eux d'abord parce que l'enfant-soldat jouït d'une image dorée - nourriture à profusion, chaussures, radio - et surtout, grâce à sa kalachnikov, il s'assure de ne plus être une victime. Au fil du récit, la réalité apparaît toute autre. Les enfants-soldats vivent dans des conditions précaires, sont soumis à la barbarie autant que les autres et sont envoyés en tête des combats, drogués pour leur donner courage et sentiment d'invincibilité.
La guerre est une source immense de profits pour les leaders africains, les chefs de guerre et les soldats. Les guerres soit disant tribales sont le moteur de l’économie du pays et permettent aux guerriers d'améliorer leurs conditions de vie. Dirigés par des bandits, les soldats se paient en massacrant la population pour lui voler ses biens et les revendre à prix dérisoires. Les commerçants, attirés par l’idée de réaliser de gros bénéfices en achetant à bas prix, affluent vers les zones en guerre. Mais les étrangers en profitent largement aussi. C'est ce que découvrent Yacouba et Birahima dans la ville de Sanniquellie, dirigée par la sœur de Doe, Onika Baclay. La ville, très riche en ressources minières (or et diamants) est exploitée par des patrons associés étrangers qui exploitent sans scrupule les orpailleurs. Les quartiers de ces commerçants sont surveillés par les enfants-soldats armés jusqu'aux dents. Une nuit alors qu'une attaque menée par Onika pour récupérer des otages est lancée en dehors de la ville, le NPLF, profitant de l’absence de toute autorité à Sanniquellie, investi la ville et ses exploitations minières, laissant sur la paille la famille Baclay. La possession de richesses minières est un enjeu de taille dans cette guerre.
Puis c'est l'arrivée de Birahima en Sierra Leone, pays instable depuis son accession à l’indépendance en 1961. Miné par la corruption générée par les richesses minières, le pays connaît coups d’Etat sur coups d’Etat. En 1995, Foday Sankoh, fondateur du RUF[2], soutenu par Taylor, s’empare de Mile-thirty-eight, une ville riche en minerais d’une valeur stratégique inestimable. Le gouvernement en place, appauvri, décide la tenue d’élections libres en espérant que la démocratie lui rende le pouvoir. Mais Sankoh ne veut pas s'y plier et se lance dans une ignoble campagne d’amputation de mains : « pas de bras, pas d’élection ». Pressé par le dictateur Houphouët-Boigny, Sankoh signe un cessez-le-feu. En mars 1997, Kabbah est élu à la présidence du pays mais Sankoh refuse de le reconnaître. La communauté internationale décide que Sankoh doit être nommé vice-président de la République et reste maître de Mile-Thirty-Eight pour mettre fin à la guerre tribale.
Luttes intestines entre le président et son second, prise de contrôle de villes stratégiques pour s'assurer le pouvoir. Mais aussi drames des "riens du tout" coincés au milieu des conflits entre chefs de guerre. L'Afrique est victime de ses propres richesses et de la politique de ceux qui les convoitent. Ceux qui fuient les conflits sont parqués dans des camps où débarquent Birahima et Yacouba. Leur mode de fonctionnement est montré du doigt : le chef du camp trompe les ONG en gardant de force les réfugiés, bénéficiaires de l'aide internationale qu’il détourne au profit de ses soldats. Pour convaincre les ONG de leur confier ces aides, il recourt au chantage en menaçant de laisser mourir les réfugiés de faim et de maladie. C’est dans ces circonstances que la tante Mahan, que Birahima devait retrouver, a trouvé la mort. Elle symbolise la tragédie des réfugiés, otages de chefaillons et continuellement en fuite pour éviter les affres de la guerre. L'aventure de Birahima s'arrête donc là.

Un livre complet sur les origines des conflits en Afrique de l'Ouest et leurs enjeux. Un livre d'une valeur inestimable puisqu'à la tragédie personnelle de l'enfant se joint de concert le drame national des pays en guerre. Seul un enfant pris dans les mailles étroites de la guerre pouvait en révéler toute l'absurdité.

[1] Front National Patriotique du Libéria
[2] Front Révolutionnaire Uni

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